Caroline Boissier-Butini : éléments biographiques
Caroline Butini (Genève, 2 mai 1786 – Genève, 17 mars 1836) est l’aînée des deux enfants de Pierre Butini et de Jeanne-Pernette, née Bardin. Le père, un médecin de renommée européenne et un amateur de musique éclairé, aura été l’inspirateur principal de son activité musicale. Dans l’entourage familial, personne ne semble avoir eu d’activité musicale qui pourrait expliquer la vocation de Caroline. À vingt ans, elle note pourtant dans son journal intime : « J’ai consacré un tiers de ma vie à la musique ».
De par son origine familiale, Caroline Butini appartient à la classe sociale dirigeante de Genève. Elle grandit dans un contexte qui encourage la formation des garçons comme celle des filles et bénéficie d’une vaste culture générale. À 22 ans, elle est mariée à Auguste Boissier (1784-1856). À ses côtés, elle a pu développer ses talents et devenir une personnalité artistique autonome. Tout porte à croire qu’Auguste, lui-même violoniste amateur passionné à côté de son activité de gestionnaire de ses domaines agricoles, a soutenu les activités de pianiste et de compositrice de sa femme.
En 1810 naît un premier enfant, Edmond, et trois ans plus tard, un second, Valérie. La famille passe les hivers à Genève et les étés dans son manoir de Valeyres-sous-Rances, entre Orbe et Yverdon. Les deux enfants bénéficient d’une éducation empreinte à la fois d’affection et d’encouragement, qui leur permettra à tous les deux de réaliser une oeuvre importante au cours de leur vie : Edmond sera un botaniste renommé et Valérie, connue sous son nom d’alliance de Comtesse de Gasparin, acquerra une renommée d’écrivaine et de réformatrice sociale comme fondatrice de la première école d’infirmières laïque, « La Source », à Lausanne. Comme sa mère, elle sera une excellente pianiste et c’est auprès de Franz Liszt et d’Anton Reicha qu’elle perfectionnera son jeu et ses connaissances de la composition durant l’hiver 1831-1832 à Paris.
Caroline Boissier-Butini est, selon l’état actuel des recherches, l’une des personnalités musicales les plus polyvalentes de sa génération en Suisse. Tant comme pianiste que comme compositrice, elle a dû bénéficier d’une excellente formation. Le seul nom qu’elle mentionne à cet égard dans ses écrits est celui de Mansui ; mais s’agit-il de Mansui père, Claude-Charles (dates inconnues) ou du fils, François-Charles (1783-1847) ? Nicolas Bernard Scherer (1747-1821), organiste titulaire de la cathédrale Saint-Pierre de Genève et lui-même compositeur, est un autre maître envisageable. Jusqu’à présent, aucune mention de professeur-e de musique n’a toutefois été retrouvée dans ses écrits personnels. Les nombreuses références à des activités d’apprentissage autonomes, même à passé trente ans, permettent aussi d’envisager qu’elle se soit formée de manière largement autodidacte.
Nous ignorons quelle est l’intention des parents Butini lorsqu’ils permettent à leur fille d’acquérir une formation musicale d’un niveau élevé, qui lui permet de jouer les pièces les plus complexes et de composer dans l’esprit de son temps. Son appartenance sociale exclut d’emblée tout projet professionnel. Le journal intime que Caroline Butini tient durant les années qui précèdent son mariage nous renseigne sur l’image qu’elle se fait d’une bonne épouse et sur les attentes de la société genevoise. On en déduit que dans l’emploi du temps d’une bourgeoise genevoise, il n’y a théoriquement pas de place pour une activité créatrice autonome et encore moins pour une pratique intensive de la musique, art plutôt déconsidéré dans la cité de Calvin d’alors. La régularité avec laquelle Caroline Boissier-Butini compose après son mariage nous paraît donc d’autant plus surprenante.
Ses activités musicales ont fait l’objet d’une mention dans l’un des périodiques musicaux les plus réputés de son temps, à savoir la Allgemeine musikalische Zeitung de Leipzig. Dans l’édition du 1er mars 1815, le correspondant de passage à Genève relève « la facilité inouïe [de Madame Boissier] sur le pianoforté », notamment lorsqu’elle interprète un concerto de sa propre plume.
Début 1818, Caroline Boissier-Butini se rend à Paris avec son mari. Dans son journal de voyage, elle se fixe trois objectifs : acheter un piano pour son père et un piano à queue pour elle-même, publier certaines de ses œuvres ainsi que mesurer son savoir-faire pianistique à celui des meilleurs pianistes de Paris et de Londres. Elle joue devant Marie Bigot, Ferdinand Paer, Friedrich Kalkbrenner, Johann Baptist Cramer et récolte autant de lauriers pour ses interprétations que pour ses compositions. C’est sans succès qu’elle cherche à publier ces dernières chez Ignace Pleyel, alors qu’elle conclut un contrat avec l’éditeur Leduc. Aucune partition publiée n’a cependant été retrouvée à ce jour. Toujours est-il que son programme de voyage n’a rien en commun avec celui d’une représentante ordinaire de la bourgeoisie genevoise. Ses attentes, ses comptes-rendus et ses réflexions sur la vie musicale de la capitale française sont soigneusement consignées dans de nombreuses lettres et dans un journal. Ayant essayé plus de cent instruments à Paris, elle a assez rapidement trouvé un pianoforte carré pour son père, dans la manufacture de Charles Lemme. Pour ce qui est d’un piano à queue, par contre, elle était déçue des instruments essayés dans les manufactures parisiennes. Par conséquent, elle a repris la route avec son mari et le couple s’est rendu à Londres pour une dizaine de jours. Chez Broadwood, elle trouve enfin son bonheur et fait livrer l’instrument à Genève. À Londres, elle assiste avec émerveillement au concert philharmonique, dont elle relève la précision inouïe de l’orchestre. Inscrivant la musique en tête de ses objectifs de voyage, Caroline Boissier-Butini adopte une attitude atypique pour une bourgeoise de son temps et fait preuve d’une grande autonomie de pensée.
À Genève, où la vie musicale bourgeoise ne se développe que timidement au début du 19e siècle, la musicienne apparaît cinq fois à l’affiche des concerts de la Société de musique, jouant entre autres ses propres œuvres.
Parmi les œuvres que nous connaissons, on trouve exclusivement des pièces instrumentales. On constate que Caroline Boissier-Butini s’est faite ethnomusicologue avant la lettre : dans une lettre de 1811, elle décrit comment elle transcrit les chansons qu’une habitante de Valeyres lui a chantées. L’une ou l’autre de ces mélodies est-elle citée dans son concerto La Suisse ?
De son vivant, la réputation de Caroline Boissier-Butini musicienne s’étendait à une bonne partie de la Suisse. Après sa mort, la famille a soigneusement conservé ses compositions et ses écrits personnels (journaux intimes, lettres, autres documents). En 1923, des descendants lui ont procuré une certaine notoriété en publiant, sous le nom de « Madame Auguste Boissier », le compte-rendu des leçons de piano que sa fille Valérie reçut de Franz Liszt à Paris en 1831, sous le titre de Liszt pédagogue, qui a connu plusieurs rééditions et traductions.
L’étude des œuvres et des activités musicales de Caroline Boissier-Butini jette un coup de projecteur sur une époque de bouleversements politiques, sociétaux et culturels à Genève et en Suisse, encore peu étudiée sous l’angle de la musique.
Caroline Boissier-Butini et le piano
« Je suis meilleure que les clavecinistes de Paris. »
C’est avec cette conclusion que Caroline Boissier-Butini, bien consciente de sa valeur, s’est elle-même attribué sa place dans la ronde des pianistes qu’elle avait entendus au cours de son séjour à Paris au printemps 1818. Mais comment une représentante de la grande bourgeoisie genevoise en arrive-t-elle à comparer ses aptitudes de pianiste à celle des professionnel-le-s de son temps, alors que son statut social ne prévoyait pas la pratique d’un art à un niveau aussi élevé?
Durant cette année 1818, Auguste et Caroline Boissier-Butini font leur premier grand voyage après la naissance des enfants. Dans son journal de voyage, Caroline Boissier précise qu’elle a quatre buts : elle veut se mesurer aux pianistes présent-e-s à Paris, elle veut entendre de la musique bien interprétée, elle veut publier quelques-unes de ses compositions et enfin, elle veut acheter un piano à queue pour elle-même ainsi qu’un fortepiano pour son père. En jouant un rôle actif dans la vie musicale parisienne et en choisissant selon des critères qu’elle a définis avec précision des instruments qu’elle n’a visiblement pas trouvés à Genève, elle dépasse largement le cadre du voyage culturel et d’agrément à Paris courant dans la bourgeoisie genevoise.
En été 1811 ou 1812 déjà, le couple avait voyagé en Suisse occidentale, rendant notamment visite au célèbre facteur d’orgues et de pianos Alois Mooser (1770-1839) à Fribourg. Curieusement, et bien qu’elle ait passé un après-midi à jouer avec enthousiasme sur le fameux « instrument-orchestre » de Mooser, Caroline Boissier-Butini ne mentionne ni le projet d’achat d’instrument dans les lettres qu’elle écrit en route à ses parents, ni pourquoi elle n’envisage pas l’achat d’un instrument de ce facteur. Cinq ans plus tard, Caroline Boissier-Butini passera ses journées à Paris à chercher un instrument satisfaisant.
Ainsi, en mars et avril 1818, la musicienne a dû essayer quelque 120 instruments chez six facteurs mentionnés nommément, ainsi que chez une douzaine de marchands d’instruments. Trois jours après son arrivée à Paris, le facteur de pianos Ignace Pleyel lui livre gratuitement un piano en prêt dans sa chambre d’hôtel ; déçue de l’instrument, elle écrira qu’il n’est pas question d’acheter « un pareil chaudron ». Cette quête d’instruments est documentée de manière détaillée dans les journaux de voyage et dans les lettres que Caroline Boissier-Butini adresse à ses parents. Sa démarche systématique et son analyse précise des particularités des instruments joués jette un jour nouveau sur les manufactures de piano parisiennes. Après deux semaines seulement, elle choisira, pour son père, un fortepiano de Charles Lemme, ancien collaborateur de Pleyel : « Ce piano est à 5 octaves & demie & à 5 pédales. Pédale sèche, pédale qui lève les étouffoirs, pédale douce, basson & tambourin avec grelots. Son clavier de bas en haut est parfaitement égal & il y a une juste proportion dans l’échelle des sons, ce qui fait que la basse est moins forte que dans ceux de Freudenthal, mais plus en harmonie avec le dessus. Les notes du haut sont sonores, sans le moindre bruit de bois & d’une très belle qualité de son. Les pédales jouent bien & sont bien distinctes pour l’effet. Enfin, le toucher est éminemment facile, perlé, net, brillant. Toutes les touches répondent & parlent, elles supportent les épreuves différentes, les passages les plus difficiles & qui échouent si souvent, comme des coups répétés sur la même note. »
Par contre, aucun des instruments parisiens pris en considération ne correspond à la vision qu’elle se fait d’un bon piano à queue. Le moins décevant est un instrument de type nouveau de la manufacture Broadwood, qu’elle joue à plusieurs reprises dans le salon de Marie Bigot. Mais là encore, elle déplore le manque d’homogénéité du timbre et la lourdeur des touches. L’espoir de trouver un instrument plus plaisant dans cette manufacture pousse néanmoins les Boissier à entamer le voyage pour Londres. Le jour après son arrivée, Caroline Boissier-Butini se rend chez les frères Broadwood, chez Kirkman et chez Tomkinson et en trois jours seulement, elle arrête son choix : ce sera un « 6 octave grand pianoforte » de Broadwood. Si l’instrument lui-même est perdu, nous pouvons nous faire une bonne idée de ses caractéristiques sonores, dans la mesure où Broadwood, à l’époque considérée, ne construisait que deux types de pianos à queue : celui de Mme Boissier est du même type que celui qui fut utilisé pour les présents enregistrements et que celui qui la maison Broadwood a envoyé Ludwig van Beethoven en 1817, conservé au Musée historique national de Budapest, à savoir le plus grand des deux modèles, à six octaves (do-do4).
Le fait d’avoir pu rencontrer les deux pianistes Johann Baptist Cramer et Friedrich Kalkbrenner constitue un autre moment phare de cette escapade à Londres aux yeux de Caroline Boissier-Butini. Sur recommandation, elle a en effet pu rendre visite à ces deux musiciens, qui lui ont joué et à qui elle a joué à son tour. Ces rencontres sont elles aussi consignées avec précision par la musicienne, qui nous livre ainsi un témoignage exceptionnel de la technique des deux maîtres, récolté par la Genevoise en un même jour d’avril de 1818.
Caroline Boissier-Butini compositrice
En tentant d’établir une typologie des œuvres disponibles de Caroline Boissier-Butini, on s’aperçoit qu’elle a composé d’une part des pièces de virtuosité faites pour plaire et pour impressionner, tels les sept concerti pour piano, neuf morceaux de bravoure („romances“, „thèmes/airs variés“) sur des motifs populaires de pays divers et neuf œuvres de musique de chambre pour trois à cinq instruments ; d’autre part, il y a trois sonates pour piano qui sont clairement de la musique « sérieuse », ainsi que la « Sonatine 1ere dédiée à Mlle Valérie Boissier », morceau pédagogique composé pour sa fille, et enfin la « Pièce pour l’orgue ». Ainsi, toutes les œuvres que nous connaissons de Caroline Boissier-Butini comprennent un instrument à clavier. On peut partir de l’hypothèse qu’elle a composé pour ses propres besoins, ce qui n’est pas étonnant, composition et interprétation faisant encore une unité pour les musiciennes et les musiciens de sa génération.
Les partitions dont nous disposons sont des manuscrits ; aucune pièce éditée n’a été encore été retrouvée, alors que Mme Boissier a passé un contrat avec l’éditeur Leduc en 1818 ; ces manuscrits sont probablement des versions non définitives et non prévues pour la publication, si l’on considère les indications erratiques concernant les tempi et le phrasé. Par ailleurs, les altérations manquent pratiquement partout dans les octaves sur plusieurs mesures. On note que dans les pièces de musique de chambre, les parties sont plus soignées que la partition de piano, ce qui peut nous faire penser que cette dernière servait avant tout d’aide-mémoire à la compositrice-interprète. Les interprétations des deux sonates du présent CD se basent sur les éditions publiées chez Müller und Schade en 2010, alors que les autres pièces sont interprétées d’après des transcriptions numériques des manuscrits. Une connaissance approfondie des conventions de notation du début du 19e siècle est requise pour pouvoir approcher ces partitions.
De par son origine familiale, Caroline Butini appartient à la classe sociale dirigeante de Genève. Elle grandit dans un contexte qui encourage la formation des garçons comme celle des filles et bénéficie d’une vaste culture générale. À 22 ans, elle est mariée à Auguste Boissier (1784-1856). À ses côtés, elle a pu développer ses talents et devenir une personnalité artistique autonome. Tout porte à croire qu’Auguste, lui-même violoniste amateur passionné à côté de son activité de gestionnaire de ses domaines agricoles, a soutenu les activités de pianiste et de compositrice de sa femme.
En 1810 naît un premier enfant, Edmond, et trois ans plus tard, un second, Valérie. La famille passe les hivers à Genève et les étés dans son manoir de Valeyres-sous-Rances, entre Orbe et Yverdon. Les deux enfants bénéficient d’une éducation empreinte à la fois d’affection et d’encouragement, qui leur permettra à tous les deux de réaliser une oeuvre importante au cours de leur vie : Edmond sera un botaniste renommé et Valérie, connue sous son nom d’alliance de Comtesse de Gasparin, acquerra une renommée d’écrivaine et de réformatrice sociale comme fondatrice de la première école d’infirmières laïque, « La Source », à Lausanne. Comme sa mère, elle sera une excellente pianiste et c’est auprès de Franz Liszt et d’Anton Reicha qu’elle perfectionnera son jeu et ses connaissances de la composition durant l’hiver 1831-1832 à Paris.
Caroline Boissier-Butini est, selon l’état actuel des recherches, l’une des personnalités musicales les plus polyvalentes de sa génération en Suisse. Tant comme pianiste que comme compositrice, elle a dû bénéficier d’une excellente formation. Le seul nom qu’elle mentionne à cet égard dans ses écrits est celui de Mansui ; mais s’agit-il de Mansui père, Claude-Charles (dates inconnues) ou du fils, François-Charles (1783-1847) ? Nicolas Bernard Scherer (1747-1821), organiste titulaire de la cathédrale Saint-Pierre de Genève et lui-même compositeur, est un autre maître envisageable. Jusqu’à présent, aucune mention de professeur-e de musique n’a toutefois été retrouvée dans ses écrits personnels. Les nombreuses références à des activités d’apprentissage autonomes, même à passé trente ans, permettent aussi d’envisager qu’elle se soit formée de manière largement autodidacte.
Nous ignorons quelle est l’intention des parents Butini lorsqu’ils permettent à leur fille d’acquérir une formation musicale d’un niveau élevé, qui lui permet de jouer les pièces les plus complexes et de composer dans l’esprit de son temps. Son appartenance sociale exclut d’emblée tout projet professionnel. Le journal intime que Caroline Butini tient durant les années qui précèdent son mariage nous renseigne sur l’image qu’elle se fait d’une bonne épouse et sur les attentes de la société genevoise. On en déduit que dans l’emploi du temps d’une bourgeoise genevoise, il n’y a théoriquement pas de place pour une activité créatrice autonome et encore moins pour une pratique intensive de la musique, art plutôt déconsidéré dans la cité de Calvin d’alors. La régularité avec laquelle Caroline Boissier-Butini compose après son mariage nous paraît donc d’autant plus surprenante.
Ses activités musicales ont fait l’objet d’une mention dans l’un des périodiques musicaux les plus réputés de son temps, à savoir la Allgemeine musikalische Zeitung de Leipzig. Dans l’édition du 1er mars 1815, le correspondant de passage à Genève relève « la facilité inouïe [de Madame Boissier] sur le pianoforté », notamment lorsqu’elle interprète un concerto de sa propre plume.
Début 1818, Caroline Boissier-Butini se rend à Paris avec son mari. Dans son journal de voyage, elle se fixe trois objectifs : acheter un piano pour son père et un piano à queue pour elle-même, publier certaines de ses œuvres ainsi que mesurer son savoir-faire pianistique à celui des meilleurs pianistes de Paris et de Londres. Elle joue devant Marie Bigot, Ferdinand Paer, Friedrich Kalkbrenner, Johann Baptist Cramer et récolte autant de lauriers pour ses interprétations que pour ses compositions. C’est sans succès qu’elle cherche à publier ces dernières chez Ignace Pleyel, alors qu’elle conclut un contrat avec l’éditeur Leduc. Aucune partition publiée n’a cependant été retrouvée à ce jour. Toujours est-il que son programme de voyage n’a rien en commun avec celui d’une représentante ordinaire de la bourgeoisie genevoise. Ses attentes, ses comptes-rendus et ses réflexions sur la vie musicale de la capitale française sont soigneusement consignées dans de nombreuses lettres et dans un journal. Ayant essayé plus de cent instruments à Paris, elle a assez rapidement trouvé un pianoforte carré pour son père, dans la manufacture de Charles Lemme. Pour ce qui est d’un piano à queue, par contre, elle était déçue des instruments essayés dans les manufactures parisiennes. Par conséquent, elle a repris la route avec son mari et le couple s’est rendu à Londres pour une dizaine de jours. Chez Broadwood, elle trouve enfin son bonheur et fait livrer l’instrument à Genève. À Londres, elle assiste avec émerveillement au concert philharmonique, dont elle relève la précision inouïe de l’orchestre. Inscrivant la musique en tête de ses objectifs de voyage, Caroline Boissier-Butini adopte une attitude atypique pour une bourgeoise de son temps et fait preuve d’une grande autonomie de pensée.
À Genève, où la vie musicale bourgeoise ne se développe que timidement au début du 19e siècle, la musicienne apparaît cinq fois à l’affiche des concerts de la Société de musique, jouant entre autres ses propres œuvres.
Parmi les œuvres que nous connaissons, on trouve exclusivement des pièces instrumentales. On constate que Caroline Boissier-Butini s’est faite ethnomusicologue avant la lettre : dans une lettre de 1811, elle décrit comment elle transcrit les chansons qu’une habitante de Valeyres lui a chantées. L’une ou l’autre de ces mélodies est-elle citée dans son concerto La Suisse ?
De son vivant, la réputation de Caroline Boissier-Butini musicienne s’étendait à une bonne partie de la Suisse. Après sa mort, la famille a soigneusement conservé ses compositions et ses écrits personnels (journaux intimes, lettres, autres documents). En 1923, des descendants lui ont procuré une certaine notoriété en publiant, sous le nom de « Madame Auguste Boissier », le compte-rendu des leçons de piano que sa fille Valérie reçut de Franz Liszt à Paris en 1831, sous le titre de Liszt pédagogue, qui a connu plusieurs rééditions et traductions.
L’étude des œuvres et des activités musicales de Caroline Boissier-Butini jette un coup de projecteur sur une époque de bouleversements politiques, sociétaux et culturels à Genève et en Suisse, encore peu étudiée sous l’angle de la musique.
Caroline Boissier-Butini et le piano
« Je suis meilleure que les clavecinistes de Paris. »
C’est avec cette conclusion que Caroline Boissier-Butini, bien consciente de sa valeur, s’est elle-même attribué sa place dans la ronde des pianistes qu’elle avait entendus au cours de son séjour à Paris au printemps 1818. Mais comment une représentante de la grande bourgeoisie genevoise en arrive-t-elle à comparer ses aptitudes de pianiste à celle des professionnel-le-s de son temps, alors que son statut social ne prévoyait pas la pratique d’un art à un niveau aussi élevé?
Durant cette année 1818, Auguste et Caroline Boissier-Butini font leur premier grand voyage après la naissance des enfants. Dans son journal de voyage, Caroline Boissier précise qu’elle a quatre buts : elle veut se mesurer aux pianistes présent-e-s à Paris, elle veut entendre de la musique bien interprétée, elle veut publier quelques-unes de ses compositions et enfin, elle veut acheter un piano à queue pour elle-même ainsi qu’un fortepiano pour son père. En jouant un rôle actif dans la vie musicale parisienne et en choisissant selon des critères qu’elle a définis avec précision des instruments qu’elle n’a visiblement pas trouvés à Genève, elle dépasse largement le cadre du voyage culturel et d’agrément à Paris courant dans la bourgeoisie genevoise.
En été 1811 ou 1812 déjà, le couple avait voyagé en Suisse occidentale, rendant notamment visite au célèbre facteur d’orgues et de pianos Alois Mooser (1770-1839) à Fribourg. Curieusement, et bien qu’elle ait passé un après-midi à jouer avec enthousiasme sur le fameux « instrument-orchestre » de Mooser, Caroline Boissier-Butini ne mentionne ni le projet d’achat d’instrument dans les lettres qu’elle écrit en route à ses parents, ni pourquoi elle n’envisage pas l’achat d’un instrument de ce facteur. Cinq ans plus tard, Caroline Boissier-Butini passera ses journées à Paris à chercher un instrument satisfaisant.
Ainsi, en mars et avril 1818, la musicienne a dû essayer quelque 120 instruments chez six facteurs mentionnés nommément, ainsi que chez une douzaine de marchands d’instruments. Trois jours après son arrivée à Paris, le facteur de pianos Ignace Pleyel lui livre gratuitement un piano en prêt dans sa chambre d’hôtel ; déçue de l’instrument, elle écrira qu’il n’est pas question d’acheter « un pareil chaudron ». Cette quête d’instruments est documentée de manière détaillée dans les journaux de voyage et dans les lettres que Caroline Boissier-Butini adresse à ses parents. Sa démarche systématique et son analyse précise des particularités des instruments joués jette un jour nouveau sur les manufactures de piano parisiennes. Après deux semaines seulement, elle choisira, pour son père, un fortepiano de Charles Lemme, ancien collaborateur de Pleyel : « Ce piano est à 5 octaves & demie & à 5 pédales. Pédale sèche, pédale qui lève les étouffoirs, pédale douce, basson & tambourin avec grelots. Son clavier de bas en haut est parfaitement égal & il y a une juste proportion dans l’échelle des sons, ce qui fait que la basse est moins forte que dans ceux de Freudenthal, mais plus en harmonie avec le dessus. Les notes du haut sont sonores, sans le moindre bruit de bois & d’une très belle qualité de son. Les pédales jouent bien & sont bien distinctes pour l’effet. Enfin, le toucher est éminemment facile, perlé, net, brillant. Toutes les touches répondent & parlent, elles supportent les épreuves différentes, les passages les plus difficiles & qui échouent si souvent, comme des coups répétés sur la même note. »
Par contre, aucun des instruments parisiens pris en considération ne correspond à la vision qu’elle se fait d’un bon piano à queue. Le moins décevant est un instrument de type nouveau de la manufacture Broadwood, qu’elle joue à plusieurs reprises dans le salon de Marie Bigot. Mais là encore, elle déplore le manque d’homogénéité du timbre et la lourdeur des touches. L’espoir de trouver un instrument plus plaisant dans cette manufacture pousse néanmoins les Boissier à entamer le voyage pour Londres. Le jour après son arrivée, Caroline Boissier-Butini se rend chez les frères Broadwood, chez Kirkman et chez Tomkinson et en trois jours seulement, elle arrête son choix : ce sera un « 6 octave grand pianoforte » de Broadwood. Si l’instrument lui-même est perdu, nous pouvons nous faire une bonne idée de ses caractéristiques sonores, dans la mesure où Broadwood, à l’époque considérée, ne construisait que deux types de pianos à queue : celui de Mme Boissier est du même type que celui qui fut utilisé pour les présents enregistrements et que celui qui la maison Broadwood a envoyé Ludwig van Beethoven en 1817, conservé au Musée historique national de Budapest, à savoir le plus grand des deux modèles, à six octaves (do-do4).
Le fait d’avoir pu rencontrer les deux pianistes Johann Baptist Cramer et Friedrich Kalkbrenner constitue un autre moment phare de cette escapade à Londres aux yeux de Caroline Boissier-Butini. Sur recommandation, elle a en effet pu rendre visite à ces deux musiciens, qui lui ont joué et à qui elle a joué à son tour. Ces rencontres sont elles aussi consignées avec précision par la musicienne, qui nous livre ainsi un témoignage exceptionnel de la technique des deux maîtres, récolté par la Genevoise en un même jour d’avril de 1818.
Caroline Boissier-Butini compositrice
En tentant d’établir une typologie des œuvres disponibles de Caroline Boissier-Butini, on s’aperçoit qu’elle a composé d’une part des pièces de virtuosité faites pour plaire et pour impressionner, tels les sept concerti pour piano, neuf morceaux de bravoure („romances“, „thèmes/airs variés“) sur des motifs populaires de pays divers et neuf œuvres de musique de chambre pour trois à cinq instruments ; d’autre part, il y a trois sonates pour piano qui sont clairement de la musique « sérieuse », ainsi que la « Sonatine 1ere dédiée à Mlle Valérie Boissier », morceau pédagogique composé pour sa fille, et enfin la « Pièce pour l’orgue ». Ainsi, toutes les œuvres que nous connaissons de Caroline Boissier-Butini comprennent un instrument à clavier. On peut partir de l’hypothèse qu’elle a composé pour ses propres besoins, ce qui n’est pas étonnant, composition et interprétation faisant encore une unité pour les musiciennes et les musiciens de sa génération.
Les partitions dont nous disposons sont des manuscrits ; aucune pièce éditée n’a été encore été retrouvée, alors que Mme Boissier a passé un contrat avec l’éditeur Leduc en 1818 ; ces manuscrits sont probablement des versions non définitives et non prévues pour la publication, si l’on considère les indications erratiques concernant les tempi et le phrasé. Par ailleurs, les altérations manquent pratiquement partout dans les octaves sur plusieurs mesures. On note que dans les pièces de musique de chambre, les parties sont plus soignées que la partition de piano, ce qui peut nous faire penser que cette dernière servait avant tout d’aide-mémoire à la compositrice-interprète. Les interprétations des deux sonates du présent CD se basent sur les éditions publiées chez Müller und Schade en 2010, alors que les autres pièces sont interprétées d’après des transcriptions numériques des manuscrits. Une connaissance approfondie des conventions de notation du début du 19e siècle est requise pour pouvoir approcher ces partitions.
Association Caroline Boissier-Butini
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